Claude Julien y décrit les dérives des aides publiques à la presse
COMMENT L’ÉTAT FAVORISE LA CONCENTRATION DES MOYENS D’INFORMATION
Les aides publiques à la presse
PAR CLAUDE JULIEN
UNE discrétion bien compréhensible entoure les aides financières que l’Etat accorde à la presse. Jaloux de leur indépendance, les journaux abordent rarement ce problème délicat. Soucieux de protéger leur “image”, que les médias peuvent à leur guise glorifier ou ternir, les élus font preuve à cet égard d’une grande prudence. Le gouvernement ne pourra pourtant pas éviter d’ouvrir ce dossier sensible surtout après la remise de deux études qu’il avait commandées et qu’il vient de rendre publiques (1).
Pour la collectivité nationale, plusieurs questions se posent inéluctablement : Des sommes aussi importantes ne seraient-elles pas plus utiles ailleurs ? Sont-elles équitablement réparties, et en fonction de quels critères ? Contribuent-elles à améliorer la qualité de l’information et à préserver la diversité des opinions ou commentaires, dont se nourrit le débat public ? Le système existant est-il compatible avec les règles du grand “marché unique” européen de 1993 ? Le rapport Todorov (2) montre bien l’ampleur et les difficultés des aménagements qui seront nécessaires au niveau communautaire.
Ce soutien accordé à la presse prend des formes diverses. D’une part, des aides directes : tarif allégé des transmissions par téléphone et par fac-similé, de même que pour le transport des journaux par la SNCF ; aide à la diffusion de la presse française à l’étranger ; subvention aux quotidiens nationaux (parisiens) dont les recettes publicitaires n’excèdent pas 25 % des recettes totales et subventions aux quotidiens de province à faibles recettes de petites annonces (3). D’autre part, des aides indirectes : tarifs postaux préférentiels ; taux de TVA allégé ; dégrèvement fiscal pour les bénéfices provisionnés aux fins d’investissement conformément à l’article 39 bis du code général des impôts ; exonération de la taxe professionnelle (manque à gagner pour les collectivités locales).
Le tableau ci-dessous permet d’apprécier l’importance comparée et l’évolution de ces diverses formes d’aide, dont le total est passé, en francs courants, de 3,7 milliards en 1980 à 4,9 milliards en 1982 et à 5,8 milliards en 1989. Le poids relatif de ces aides par rapport au chiffre d’affaires global du secteur tend cependant à diminuer. La plus grosse part en est assumée par la poste, par le fisc et par la SNCF. Celle-ci estime d’ailleurs que ses charges réelles pour 1989 auront été de 176 millions (au lieu de 142 prévus), ce qui obligera à inscrire 34 millions dans la loi de finances rectificative pour 1990. Jusqu’en 1988, les périodiques acquittaient un taux de TVA de 4 % ; il a été ramené à 2,1 % taux déjà appliqué aux quotidiens et, depuis 1977, aux hebdomadaires politiques nationaux. Le tarif préférentiel des envois par la poste bénéficie à environ 14 000 publications reconnues par la Commission paritaire (4) ; l’aide aux transports par la SNCF (5) est accordée à toutes les publications, sans distinction, diffusées par les réseaux des sociétés de messageries.
Comme en témoigne l’évolution du taux de TVA, le champ d’application des aides a tendance à s’élargir. Ainsi, au lendemain de la seconde guerre mondiale, l’article 39 bis du code général des impôts, conçu pour favoriser la modernisation des équipements (imprimeries), ne s’appliquait qu’aux publications comportant une large part d’information politique. En 1953, ce mécanisme a été étendu aux quotidiens et hebdomadaires non politiques… Depuis 1981, les tentatives d’organiser les conditions d’une transition vers un régime fiscal de droit commun ont échoué.
En 1985, la commission des finances de l’Assemblée nationale estimait que le système des aides publiques à la presse “rassemble des mesures disparates et juxtaposées sans cohérence” , qu’il est appliqué “sans connaissance précise de son incidence économique sur les entreprises de presse” , et qu’il ne cesse de s’écarter de ses “objectifs initiaux (6)”.
Un an plus tôt, la commission des finances avait demandé à la Cour des comptes de procéder à une enquête pour clarifier le maquis de textes qui régissent les aides publiques à la presse et pour suggérer les moyens qui permettraient d’en moderniser le fonctionnement. Le rapport de la Cour des comptes (7) constatait que le système a outrepassé son objectif, qui est “l’information du public” , au point que l’on peut “s’interroger sérieusement sur le besoin d’une aide publique pour certaines publications”. La Cour relevait aussi l’incohérence de mesures prises “au coup par coup”.
LE principe des aides à la presse est fort ancien. Considérant que journaux et périodiques sont indispensables à la vitalité du débat démocratique, il admet qu’ils ne peuvent être assimilés à des entreprises purement commerciales. C’est ainsi que l’octroi du tarif postal préférentiel a été introduit par la loi du 4 thermidor an IV (1796). L’exonération de la taxe professionnelle (1975) trouve son origine dans la loi du 25 avril 1844 qui dispensait les journaux de payer la patente. Les tarifs allégés sur les télégrammes de presse (décret du 29 mars 1960) remontent en fait à une loi de 1886. La loi de 1976 sur l’allègement du taux de TVA est l’héritière d’une loi de 1920 sur le chiffre d’affaires. Diverses dispositions récentes constituent des aménagements de textes élaborés à la fin de la guerre.
D’une manière générale, le droit accuse souvent un retard sur l’évolution de la société. En l’occurrence, les mutations des moyens d’information ont été extrêmement rapides, au point que les textes en vigueur ne sont plus adaptés aux réalités. Certes, la presse en tire profit : elle dispose ainsi de ressources qui lui permettent d’affronter, dans des conditions moins défavorables, la crise qu’elle traverse. Il ne fait aucun doute que quantité de journaux - y compris bien entendu le Monde diplomatique - devraient transformer leur structure d’exploitation s’ils ne bénéficiaient pas de ces aides de l’Etat. Mais celles-ci sont-elles conformes aux objectifs poursuivis ? Favorisent-elles l’indépendance des journaux, la diversité des points de vue, la modernisation d’entreprises qui jouent un rôle essentiel dans le débat démocratique ?
Un journal trouve sa raison d’être dans la diffusion d’informations, d’analyses, de commentaires. En général, pour assurer son équilibre il compte chaque jour davantage sur ses recettes publicitaires, qui deviennent plus importantes que ses recettes de vente. Ce système permet de réduire le prix demandé au lecteur. Mais le volume toujours croissant des pages d’annonces augmente considérablement le poids des journaux, et donc le coût de leur distribution, qui représente en moyenne 45 % du prix de vente. La Cour des comptes est donc parfaitement fondée à déplorer que “l’aide postale constitue un allègement des charges aussi bien pour les pages publicitaires que pour les pages rédactionnelles, alors que son but n’est pas de favoriser également la diffusion des messages publicitaires et [celle de] l’information proprement dite”.
Les mécanismes de l’aide postale (3 195 millions de francs en 1989) vont donc à l’encontre de la volonté du législateur. Ils octroient une injustifiable faveur aux publications les plus volumineuses, les plus lourdes et les plus chères à distribuer, alors que, dans un grand nombre de cas, elles sont déjà les plus prospères grâce à des recettes publicitaires qui peuvent représenter jusqu’à 90 % des rentrées totales. Une louable intention démocratique est ainsi détournée de son objectif en devenant une aide aux riches. De même, les tarifs ferroviaires préférentiels (142 millions de francs en 1989) sont critiqués par la Cour des comptes, qui en 1980 avait proposé de les supprimer.
La Cour déplorait aussi que la presse scientifique et technique, qui peut “contribuer à promouvoir la technologie française” , bénéficie “très peu” de l’aide à l’expansion de la presse française à l’étranger (32,6 millions en 1989).
DEPUIS des décennies, un problème paraît insoluble parce qu’il est mal posé. Dans l’attribution des aides publiques, le législateur a eu le souci d’éviter un “arbitraire” qui, note la Cour, serait “particulièrement redoutable dans un domaine comme celui de la presse”. Dans cet esprit, il s’est efforcé de définir des “critères objectifs” , dont on voulait espérer qu’ils écarteraient toute iniquité, à la double condition d’être “définis avec une précision suffisante” et “appliqués dans des conditions satisfaisantes”. Or, observe la Cour, “telle n’est pas la constatation qui résulte d’un examen” de ce système qui s’est “de plus en plus éloigné de ses objectifs”
Le premier critère retenu avait été énoncé par la loi du 4 thermidor an IV, qui entendait “faciliter la circulation des ouvrages périodiques (…) pour encourager la libre communication des pensées entre les citoyens de la République”. Explicitant cet objectif, une loi de 1930 précise que les tarifs postaux préférentiels sont réservés aux publications poursuivant “un but d’intérêt général pour l’instruction, l’éducation, l’information du public”. Tout en regrettant la substitution du mot “public” au mot “citoyen” , qui n’en serait d’accord ?
Une loi de 1934 et un décret du 9 janvier 1981 ont malheureusement ajouté aux trois objectifs premiers - l’instruction, l’éducation et l’information - une autre notion : la “récréation du public”. C’était ouvrir largement les vannes du Trésor public… La République subventionne désormais les revues de jeux et de mots croisés (si les solutions ne figurent pas dans le même numéro…) et les bandes dessinées (pourvu qu’elles aient un vague lien avec l’actualité…). “Le critère de l’intérêt général, observe la Cour, s’est dilué dans une appréciation très subjective” , qui permet “de réelles inégalités de traitement”. En outre, le concours de l’Etat est ainsi accordé à “certaines publications spécialisées dont les résultats bénéficiaires ne paraissent pas justifier le versement d’aides publiques”.
Un autre critère a subi une dérive qui, elle aussi, trahit l’intention première du législateur. A l’origine, les annonces publicitaires - on disait alors les “réclames” - n’occupaient dans les journaux qu’une place minime. Leur gonflement conduisit le Parlement à intervenir. La loi du 29 avril 1908 n’accordait les tarifs postaux préférentiels qu’aux publications consacrant à la publicité moins de la moitié de leur surface imprimée. Ce plafond a été porté aux deux tiers de la surface. Dans la logique commerciale qui prévaut, rien n’interdirait de le hausser encore, jusqu’à 90 % ou 95 %… En 1979, dans son rapport au Conseil économique et social, le professeur Vedel avait préconisé une tarification proportionnelle à l’importance de la publicité. Proposition restée sans suite.
Pour corriger ces déviations, la Cour des comptes recommandait de transformer le régime des aides en se fondant sur “des critères relatifs au contenu” : utilité de chaque publication pour “l’information politique et générale” du public, surface comparée des pages rédactionnelles et des pages publicitaires. Une distinction serait établie entre “un régime de base mieux défini” et “un régime préférentiel plus cohérent réservé à la press dite d’opinion” , car “la justification d’un système d’aides à la presse est le bénéfice qui doit en revenir au lecteur”.
Mais les “critères relatifs au contenu” ont toujours été sujets à controverse. Pour reprendre une formule de la Cour, ils soulèvent nécessairement “des problèmes ardus de définition” : comment cerner exactement l’ “intérêt général” du public, son “éducation” et son “information” , la “ d’opinion” , etc ? Depuis des décennies, le législateur bute sur ces difficultés. Une solution raisonnable ne peut être trouvée qu’à la condition d’orienter les recherches dans une tout autre direction.
Un tel effort est nécessairement commandé par la critique majeure que l’on peut adresser au système actuel : la totalité des aides indirectes (tarifs postaux, taux de TVA, article 39 bis , exonération de la taxe professionnelle), soit plus de 5,5 milliards en 1989, et la majeure part des aides directes, soit 176 millions sur 233 en 1989, sont en fait proportionnelles à l’activité et au chiffre d’affaires des entreprises de presse. Pour leur plus grosse part, elles vont à des groupes dont les publications détiennent tous les records de poids à l’unité, de nombre d’exemplaires distribués, de surface consacrée aux annonces, de recettes publicitaires, de chiffre d’affaires, de marge bénéficiaire, etc. Reçoivent ainsi le maximum d’aide ceux qui en ont le moins besoin : les grands groupes (Hersant, Hachette…), les journaux les plus prospères, ceux qui sont en situation de monopole, etc. A coups de milliards, l’Etat subventionne ainsi la concentration des moyens d’information aux mains de groupes privés.
D’autre part, en vertu du système actuel, ces aides, contrairement à l’intention originelle, sont aussi attribuées à des publications qui ne contribuent en rien à l’information et à la formation du citoyen. Ces publications peuvent être parfaitement respectables et proposer intelligemment des jeux, des informations sur l’habitat, le bricolage, le sport, le jardin, la chasse, la pêche, le tricot, l’élevage des escargots… Aucun principe constitutionnel ne justifie que la République leur vienne en aide.
Les “critères de contenu” (genre d’articles, espace consacré aux annonces, etc.) sont dictés par les choix de la direction de toute publication. Si l’objectif, tout à fait légitime, est d’abord de réaliser davantage de profits et d’assurer une montée en puissance de l’entreprise, les articles viseront un public aussi large que possible et se mettront à sa portée, flatteront ses goûts plus qu’ils ne chercheront à l’éduquer, et l’espace consacré à la publicité croîtra avec l’audience. Mais, sous peine de tomber dans l’arbitraire, l’Etat ne peut se permettre de porter un jugement sur un tel choix de la direction. Celle-ci doit conserver son entière liberté et opter pour le statut juridique d’une société éditrice soumise au droit commercial commun, sans pouvoir prétendre aux faveurs financières de l’Etat ou n’en recevant que des avantages strictement modulés.
Dans l’hypothèse où la course au profit ne constitue pas l’objectif premier d’une publication, sa direction n’en est pas moins contrainte à équilibrer sa gestion, à adapter ses coûts à ses recettes, à être compétitive sur le marché qui lui est propre. L’Etat ne peut pas davantage s’ériger en juge de ses intentions, du projet qui oriente la stratégie rédactionnelle de cette publication. Mais celle-ci doit pouvoir ne pas être soumise au droit commercial commun. Elle doit pouvoir opter pour un statut de société à but non lucratif (non-profit corporation) en fonction duquel elle organise son contenu rédactionnel et ses appels à la publicité. Si elle ne conquiert pas une audience suffisante, elle disparaît sans que quiconque puisse la regretter. Si au contraire elle trouve son public, elle peut prétendre à l’aide de l’Etat. En contre-partie, son objectif n’étant pas le profit, elle perd la liberté de disposer à sa guise des bénéfices qu’elle réalise : le législateur détermine la part qu’elle pourra réinvestir, le reste étant affecté à une oeuvre reconnue d’utilité publique. Ce ne sont plus les pouvoirs publics qui choisissent quelles publications pourront bénéficier des aides de l’Etat. L’Etat se contente d’enregistrer l’option de chaque publication pour un statut de droit commercial courant ou pour un statut de société à but non lucratif. Cette option détermine l’accès aux aides publiques ou à des aides diversement modulées. Une phase d’adaptation peut être prévue afin d’éviter un choc trop brutal.
A persévérer dans les voies vainement explorées depuis un demi-siècle, l’Etat continuerait de favoriser à la fois la concentration accélérée des moyens d’information et cette “marchandisation” de la presse qui, l’écartant du service de l’ “intérêt général” , la conduit à un niveau de plus en plus médiocre, parfois de plus en plus vil.
CERTES, la presse la plus prospère, celle qui, dans la répartition des aides publiques, se taille la part du lion, est aussi celle qui chante avec le plus d’enthousiasme les vertus d’un libéralisme économique proscrivant toute intervention de l’Etat… Bec et ongles, elle combattrait tout projet novateur. Ce serait une belle occasion de voir si l’Etat, la République, les élus, la majorité, quelle que soit sa couleur politique, seraient capables de lui tenir tête afin de réserver les aides publiques aux entreprises de presse qui choisissent un statut juridique conforme à leur objectif proclamé : non pas le profit maximal, mais le service de l’ “intérêt général” de citoyens qui ont besoin d’être informés.
CLAUDE JULIEN
(1) Cabinet Arthur
Andersen,
Analyse du système des aides publiques à la presse écrite , décembre 1989 ; Pierre Todorov, maître des requêtes au Conseil d’Etat, la presse française à l’épreuve de l’Europe , janvier 1990.
(2) Cabinet Arthur
Andersen,
Analyse du système des aides publiques à la presse écrite , décembre 1989 ; Pierre Todorov, maître des requêtes au Conseil d’Etat, la presse française à l’épreuve de l’Europe , janvier 1990.
(3) En 1989, trois journaux
parisiens ont bénéficié de cette aide : la Croix (6 millions), l’Humanité (6,8 millions) et Présent , porte-parole du Front national (0,59 million). Libération qui, à ce titre, avait perçu 3,8 millions en 1988, n’a pas déposé sa demande en 1989. Sept quotidiens de province ont également bénéficié d’une aide d’un montant global de 8,5 millions de francs.
(4) Sous la présidence d’un membre du Conseil d’Etat, la Commission paritaire des publications et agences de presse réunit
dix représentants des ministères intéressés et dix représentants des entreprises de presse.
(5) Réduction de 50 % pour l’acheminement des publications ; pour le retour des invendus, une réduction équivalente était pratiquée jusqu’en 1987 : elle a été ramenée à 25 % en 1988, puis supprimée en 1989.
(6) Séance du 5 novembre 1985.
(7) En date du 29 septembre 1985. Le texte en est publié au Journal officiel , N° 3029.
LE MONDE DIPLOMATIQUE - Février 1990