Je ne doute certes pas de la sincérité de toutes celles et ceux qui ont extériorisé, de quelque manière que ce soit, leur effroi, leur tristesse, leur désir de redéfinir le «vivre ensemble», face à la si lâche exécution de dix-sept personnes, les 7, 8 et 9 janvier.
Mais je m’insurge contre l’écœurante récupération par des vils politiciens opportunistes qui surfent indécemment sur notre douleur, notre compassion, pour des desseins guère compatibles avec les «valeurs» dont ils se gargarisent.
Fidèle lecteur de Charlie Hebdo, je ressens, bien que n’ayant pas côtoyé les chers défunts, un immense chagrin d’avoir perdu quasiment des amis de longue date.
Pour avoir souvent ri de leurs dessins irrévérencieux et de leurs traits d’esprit teintés d’un anarchisme joyeux, je ne pense pas que Cabu, Charb, Honoré, Tignous eussent apprécié que l’on entonnât «La Marseillaise» en leur honneur. Pour Luz, un des survivants, ses camarades morts «auraient conchié ce genre d’attitude» (1). J’imagine aussi qu’ils railleraient les appels martiaux du Président, du premier ministre, à «l’unité nationale», eux qui détestaient tant le patriotisme et le militarisme.
Le dessinateur susnommé déplore «cet unanimisme utile à Hollande pour ressouder la nation et à Marine Le Pen pour demander la peine de mort».
Non, nous ne «sommes» pas «tous Charlie», et surtout pas ceux, innombrables (les va-t-en-guerre, les nucléocrates, les réactionnaires de toutes tendances, les exploiteurs, les «beaufs», les xénophobes…), que les «cibles» des maudits frères Kouachi n’ont cessé de dénoncer à travers croquis et chroniques! Les semaines précédant cet abominable attentat, le journal pas uniquement «satirique» se vendait autour des trente mille exemplaires. Et maintenant que la rédaction est décimée, il y aurait soixante-six millions de sympathisant(-e)s? Quelle infâme supercherie (2)!… Ou alors, dès demain s’amorceront des changements radicaux au sein de notre société!… Rêve, utopie!
Si, tout en refusant de céder à la psychose, je ne minimise nullement le risque que des actes terroristes se multiplient, j’estime que les principaux fossoyeurs de la liberté d’expression et de la presse sont nos gouvernants qui, en particulier via le système pernicieux «d’aides» aux journaux et magazines (3), favorisent les organes qui s’engraissent déjà grâce à la publicité.
Ainsi, en 2013, Le Figaro a amassé 16 179 637 euros, Le Monde 16 150 256 euros, Libération 9 832 531 euros, Télé 7 jours 6 947 010 euros, L’Expres” 6 349 770 euros, Paris Match 4 965 561 euros, Le Point 4 658 889 euros, L’Équipe 3 449 962 euros, Les Dernières Nouvelles d’Alsace 1 928 827 euros… De quel «pluralisme» se targuent donc nos dirigeants m’as-tu-vu, qui craignent surtout la subversion, la sédition, contre le système dont ils sont les tenants?…
Sur la liste des deux cents titres ayant bénéficié de la manne provenant de l’impôt, ne figurent ni Charlie Hebdo, ni Siné Mensuel, ni Fakir, ni aucune revue militante indépendante. S’ajoutent à cette iniquité crasse, la désaffection, le désintérêt des «citoyen(-ne)s» pour la lecture d’un quotidien, d’un hebdomadaire, d’un mensuel et, plus généralement, pour ce qui nécessite réflexion, analyse et une certaine culture…
Dans sa rubrique «L’apéro» du numéro édité le 31 décembre 2014, Bernard Maris, une des victimes au 10 rue Nicolas Appert, avait écrit : «Vous êtes rentré et avez regardé les gens que vous aimiez, le chat, les fleurs, les livres, d’un air bizarre… Oui, cette année serait sublime. Elle serait douce, lente, extrêmement lente, et poétique»…
(1) Entretien avec Anne Laffeter, mis en ligne, le 10 janvier, sur le site des Inrockuptibles.
(2) Moi-même ai été convié par le maire UMP d’Obernai, Bernard Fischer, à un «grand rassemblement», pour ce dimanche après-midi. Ma réponse: le boycott!
(3) Cf. notamment l’opuscule de Sébastien Fontenelle «Éditocrates sous perfusion. Les aides publiques à la presse: trente ans de gabegie», paru au 4ème trimestre 2014 chez Libertalia à Paris, 109 pages, 8 euros.
René HAMM
Bischoffsheim (Bas-Rhin), le 11 janvier 2015